D’Irlande en vrac (1): à vélo dans la tourbière

Les cartes sont par­fois trompeuses, même lorsqu’elles sont établies avec soin, comme celles du Nation­al Sur­vey irlandais. Ain­si, lors de notre cir­cuit en petite reine dans le Con­nemara, nous avions repéré une alter­na­tive au par­cours pro­posé par l’a­gence de voy­ages, qui per­me­t­tait non seule­ment de tra­vers­er le petit pont de pierre filmé dans “L’homme tran­quille” (film-culte en Irlande), mais aus­si d’éviter un long tronçon de route prin­ci­pale. Il s’agis­sait d’emprunter un chemin de cam­pagne suiv­ant le tracé d’une anci­enne voie de chemin de fer, qui selon la carte rejoignait ladite route au bout de quelques kilo­mètres. Nous nous sommes donc mis en selle, sous un ciel gris et mou­vant. Per­du dans la ver­dure, le pont était char­mant (le chien de la ferme voi­sine un peu moins, mais heureuse­ment, il était attaché). De l’autre côté, le fameux chemin déroulait ses grav­il­lons, bien droit, bien plat, au bord d’un joli petit lac marécageux. Dans le silence irréel qui baig­nait le paysage, on aurait presque cru enten­dre le souf­fle et les hoquets du train fan­tôme. Nous avons passé un grand por­tail, en le refer­mant soigneuse­ment der­rière nous pour que les mou­tons, agiles comme des chèvres, ne se sauvent pas. Depuis là, le chemin deve­nait plutôt une piste surélevée (on imag­i­nait sans peine l’an­ci­enne voie fer­rée sur son terre-plein), her­bue et caill­ou­teuse, mais tou­jours bien vis­i­ble et tout-à-fait prat­i­ca­ble. Mais un autre por­tail nous attendait un peu plus loin: plus haut, plus rudi­men­taire, et impos­si­ble à ouvrir: il a fal­lu le pass­er en grim­pant par-dessus les bar­belés et en por­tant les vélos à bout de bras (tout en évi­tant de tomber dans l’eau noire de la tour­bière qui s’é­coulait en con­tre­bas sous une sorte de petit pont). La piste con­tin­u­ait, par­fois envahie par de gros buis­sons d’aubépine aux­quels les mou­tons avaient per­du des lam­beaux de laine. Mais force était de con­stater qu’elle s’estom­pait peu à peu. Au bout d’un moment, elle a fini par se fon­dre totale­ment dans la lande marécageuse… La carte nous avait men­ti. Découragés à l’idée de faire demi-tour, surtout que la route prin­ci­pale était désor­mais toute proche, nous avons décidé de per­sévér­er. Nous voilà donc pous­sant laborieuse­ment nos vélos en zigza­guant entre trous d’eau, sols sus­pendus, tranchées d’ex­ploita­tion de la tourbe et touffes de joncs. Avec d’au­tant plus de pru­dence que nous avions vu une expo­si­tion sur les momies des tour­bières au Musée Nation­al de Dublin! Nous avons enfin atteint la route, au moment pré­cis où y pas­sait un groupe de cyclistes: c’é­taient les Ital­iens un peu snobs qui fai­saient le même cir­cuit que nous, et que nous croi­sions régulière­ment au fil des étapes! L’épisode m’a coûté un accroc à mon meilleur pan­talon, une chaus­sure teinte en brun, une tique dans le genou, des bleus et quelques frayeurs, mais pour rien au monde je n’au­rais voulu man­quer leurs vis­ages choqués lorsqu’ils nous ont vus émerg­er de la tour­bière, tout crot­tés, en pous­sant nos bécanes pleines de boue et de brins d’herbe… Moulés dans leurs tenues jaune poussin, peut-être se demandaient-ils qui d’en­tre nous avait finale­ment l’e­sprit le plus sportif!

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