De la relativité du temps en archéologie

Une salle lumineuse dont les grandes tables sont recou­vertes par une véri­ta­ble mer de tes­sons de céramique dans tous les tons de gris-brun et de beige-orange. Des tes­sons datant du Sec­ond Age du Fer (La Tène pour les intimes). Voici à quoi ressem­ble mon nou­veau bureau. L’autre jour, un homme chargé de con­trôler les alarmes anti-incendies est entré. Il s’est penché avec intérêt sur ces petits frag­ments de notre passé et m’a demandé inno­cem­ment: ” C’est vieux?” “Non, pas très”, lui ai-je répon­du tout aus­si inno­cem­ment, “fin du pre­mier siè­cle avant J.-C., juste avant les Romains”. L’homme a ouvert des yeux tout ronds. “Wow, c’est vache­ment vieux!” Sa réac­tion m’a désta­bil­isée un instant. En y repen­sant, en effet, ça fait quand même 2000 ans. C’est que les archéo­logues, habitués à jon­gler avec les mil­lé­naires, ten­dent à ne con­sid­ér­er comme “vieux” que les ves­tiges des épo­ques les plus anci­ennes, Paléolithique et Mésolithique. Du coup pour eux, l’Age du Fer, l’E­poque Romaine, c’est pra­tique­ment hier. Comme quoi le temps est bel et bien relatif, et qu’il y a plus d’une manière d’en per­dre la notion!

Distraite, moi?

Au retour de la pho­to­copieuse, je le trou­ve gisant sur le sol: le petit pan­neau doré com­mé­morant le sou­tien de la Loterie Romande, qui ornait la vit­rine abri­tant une maque­tte de l’op­pidum cel­tique du Mont Vul­ly. Je pose donc mes papiers et ramasse le pan­neau, his­toire de le remet­tre à sa place. Impos­si­ble. Ma main tâtonne, incré­d­ule. Il n’y a plus de vit­rine. Il n’y a plus de maque­tte. Mon cerveau met bien quelques sec­on­des à com­pren­dre: deux col­lab­o­ra­teurs ont démon­té l’op­pidum et sont en train de l’emballer dans des caiss­es en bois. Je reste donc stu­pide­ment plan­tée là, mon pan­neau à la main, avec mes bonnes inten­tions. Heureuse­ment, les col­lab­o­ra­teurs en ques­tion ne m’ont pas vue: vite, je repose le pan­neau sur le sol et m’é­clipse dans mon bureau, un peu hon­teuse de ma distraction. 

Archéologie en kit

J’ai eu du mal à y croire. Et pour­tant, c’est vrai: on peut désor­mais faire de l’archéolo­gie sans quit­ter son salon! Il suf­fit d’a­cheter une boîte con­tenant un morceau de terre, dans lequel ont été dis­posés les tes­sons d’un vase (une “copie authen­tique”), époque à choix: romaine, grecque, étrusque ou pré­colom­bi­enne. A l’aide de la petite spat­ule fournie, on gra­touille con­fort­able­ment pour exhumer les frag­ments, avant de les remon­ter et de restau­r­er le vase obtenu. Facile! Ca don­nerait presque envie de faire de la vraie archéolo­gie. Sauf que là on est dehors, à genoux dans la boue, et que l’on ne trou­ve en général que quelques tes­sons à la fois; tes­sons qui d’ailleurs appar­ti­en­nent rarement au même pot, sans par­ler du fait que l’on ne sait jamais à l’a­vance ce qu’on va trou­ver (si l’on trou­ve quelque chose). Mais main­tenant que les fouilles sont ter­minées, il ne me reste plus qu’à acheter la boîte, par nostalgie…

Fin de fouilles

Ca y est: après 3 ans, notre cam­pagne de fouilles prend fin. Mal­gré le froid, la boue, la canicule, les heures passées à écop­er les secteurs inondés ou à dégel­er le sol dur­ci, mal­gré les WC sans chauffage ni chas­se d’eau, les ten­dinites et autres lum­ba­gos, les longues péri­odes sans décou­verte, mal­gré la pluie, le vent arracheur de tentes, les fas­ti­dieuses rec­ti­fi­ca­tions de strati­gra­phies, les dessins à faire couché dans l’eau, les aspi­ra­teurs bouchés, les grince­ments humains, les pieds con­gelés, les lour­des brou­ettes à pouss­er, les déca­pages inter­minables, les oreilles de cochon cachées par de petits plaisan­tins… et tant d’autres détails pit­toresques: j’ai ressen­ti un gros pince­ment au coeur cet après-midi en voy­ant nos ser­res en cours de démon­tage. Leurs arma­tures métalliques se dres­saient soudain toutes nues, comme les côtes d’un squelette de baleine échoué au milieu des secteurs vides. Nous avons d’ailleurs fini sur un petit clin d’oeil: la voiture d’un archéo­logue étranger venu nous ren­dre vis­ite était imma­triculée TB 22 , soit “Tombe 22” dans le jar­gon abrévi­atif que nous util­isons dans la doc de ter­rain! Doc de ter­rain qu’il est main­tenant temps d’empoigner pour en tir­er la sub­stan­tifique moelle… 

Métabolismes

Pause de l’après-midi au chantier. En guise de goûter, les filles de l’équipe dégus­tent des fruits, et boivent une tasse de thé ou de tisane (sans sucre). Les hommes quant à eux ingur­gi­tent force chips, bis­cuits et choco­lat, le tout copieuse­ment arrosé de coca… Sans que leurs abdom­inaux don­nent le moin­dre signe de faib­lesse. Soupir d’une col­lègue: “Ce n’est tout de même pas juste: ce sont eux qui man­gent, et c’est nous qui grossis­sons!” Elle a rai­son. Il serait grand temps de revoir ces métab­o­lismes qui remon­tent sans doute aux temps préhis­toriques, durant lesquels les hommes devaient rester sveltes pour pou­voir courir après le renne agile ou fuir devant le mam­mouth en furie, tan­dis que les femmes stock­aient la moin­dre calo­rie pour favoris­er leurs grossess­es. Surtout dans une équipe d’archéo­logues, pas vrai?